jeudi 13 avril 2017

Gémellité et féodalité : exemples anglo-normands et bretons des XIe-XIIe siècles


 Au-delà de ses dimensions biologique et psychologique, la gémellité fascine : comme il se voit au travers des arts et de la littérature, elle s’avère largement surreprésentée dans les domaines du mythe, de la légende et du folklore. Anthropologues et ethnologues, empruntant principalement leurs exemples aux cultures des régions méditerranéennes de l’époque antique ou à celles du continent africain contemporain, ont depuis longtemps délivré leur message sur le sujet ; mais les historiens, singulièrement les médiévistes, ont fait montre à cet égard d’une certaine frilosité, nous privant de leur analyse et de leur réflexion sur des faits qui, sans doute, méritent une plus grande attention. Nous souhaitons soulever ici, brièvement, une question qui traite des rapports de la gémellité avec les pratiques féodales en Europe de l’Ouest, plus particulièrement en France et en Angleterre ; mais nous ne ferons qu’effleurer les aspects strictement juridiques, en particulier ceux qui concernent la primogéniture et le droit d’aînesse, dont a récemment parlé Pierre-Louis Boyer[1] : ce sont avant tout les cas probables de gémellité au sein des lignées de « puissants », ainsi que les moyens de les repérer, qui retiendront notre attention, pour une possible application dans le cadre de la Bretagne des XIe-XIIe siècles. Signalons au passage que, pour des raisons qui tiennent à l’économie de notre étude, ne sont concernés ici que les seuls cas de gémellité masculine.

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Le taux de gémellité a connu en France, depuis le XVIIIe siècle, des variations à la hausse ou à la baisse, pour retrouver aujourd’hui son niveau d’il y a trois siècles, autour de 1,5 %, après être descendu à plusieurs reprises un peu en dessous de 1 %, qui constitue son étiage le plus bas[2] . Pour marginal qu’il soit, le phénomène ne peut pas être compté pour rien ; et si, autrefois, les risques qui lui sont intrinsèquement liés pouvaient avoir des conséquences significatives sur la survie de la mère et celle des enfants, il paraît cependant plausible qu’il existait en France au Moyen Âge, dans toutes les familles de la société, une proportion, certes extrêmement faible, mais non totalement négligeable, de jumeaux parvenus à l’âge adulte, proportion sans doute légèrement plus élevée au sein de l’aristocratie du fait de conditions de vie supérieures. Précisément, s’agissant des lignages aristocratiques, – en particulier les plus puissants d’entre eux qui, aux XIe-XIIe siècles, avaient en leur contrôle, quelle que fût par ailleurs l’origine de leurs droits, marche, duché, comté, voire vicomté –, on se serait attendu à être assez bien informé de leurs cas de gémellité, qui pouvaient à l’occasion provoquer, comme on l’a dit, des discussions de nature juridique, en particulier lorsque ces jumeaux étaient les aînés ou même les seuls mâles de leur génération. Or, il n’en est rien : à peine peut-on mentionner la tradition, largement légendaire, qui concerne les Moncade, vicomtes de Béarn[3] ou bien celle, plus assurée, qui se rapporte à la maison comtale de Barcelone[4], dont plusieurs membres apparaissent par ailleurs sous les traits de véritables Atrides[5]. A cheval sur le Channel, la situation des Beaumont Twins, comme les a désignés David Crouch[6], est beaucoup plus intéressante à observer, car leur partage, décidé dès 1107 par leur père, mais exécuté seulement en 1120 après que le roi Henri Beauclerc eût adoubé les « jumeaux Beaumont »[7], semble, à bien des égards, déroger, – plus en Angleterre, de manière paradoxale, qu’en France –, aux dispositions prévues par les leges Henrici[8]. On voit que l’aîné, Galeran, avait hérité à cette occasion les fiefs situés en France, tandis que le cadet, Robert, avait reçu les honors anglais[9] : s’agit-il d’un partage qui tenait compte de la difficulté de maintenir le caractère transmanche de ce patrimoine considérable ? Ou bien la répartition de ses éléments constitutifs entre les impétrants prenait-elle acte de leur gémellitude et visait-elle à assurer entre eux une sorte de parité ? Ou, plus vraisemblablement, le père des jumeaux, le comte Robert, disparu en 1118, avait-il cherché en 1107 à combiner ces deux dimensions, dans des proportions qui restent à déterminer, afin notamment de conserver la possibilité de substitution d’un héritier à l’autre ? Car si Galeran s’était retrouvé à l’occasion de ce partage à la tête de certaines possessions dans l’île, Robert conservait cependant plusieurs de celles du continent.

Dans un article séminal[10], souvent débattu[11], toujours reconnu[12], James Clarke Holt, – qui, au demeurant, n’hésite pas à envisager la possibilité que le père de Galéran et de Robert fût lui-même un jumeau[13] –, rapproche, à la marge, le cas Beaumont de plusieurs partages de leurs possessions anglaises observés dans des maisons de la noblesse anglo-normande : ainsi en est-il de la division de la baronnie de Caxton entre les deux fils de Hardouin de Scales (Hardwin de Scales) vers la fin du XIe siècle et de celle de la baronnie de Rayne entre les deux fils de Guillaume de Rames (William de Rames) autour de 1130 ; ou encore du partage effectué par Guillaume Paynel (William Paynel) au profit de deux de ses fils, Foulques (Fulk) et Hugues (Hugh) aux années 1151-1153[14].

Holt souligne à cette occasion :
« Whether any of the above partitions arose from twinning it is impossible to say ».

Puis il fait remarquer :
« Primogeniture was applicable to twins and took effect in the one well substantiated case of the succession to Robert, count of Meulan (…)… Approximately 0.5 per cent of male adults would have surviving male twins (…)…It may simply be coincidental that this matches the known cases of partition »[15].

 « Il est impossible de dire »… « Il peut s’agir simplement d’une coïncidence »… Ces formulations prudentes sont manifestement destinées à atténuer le caractère révolutionnaire d’une hypothèse, que son auteur, s’en trouvant comme embarrassé, n’a pas cherché à pousser plus avant : la gémellité ne s’oppose pas à l’ordre naturel et la primogéniture lui est donc applicable ; mais elle paraît préconiser que les jumeaux demeurent pairs dans leurs droits et que l’aîné, dans le cas où il est également l’aîné des mâles de sa génération, doit consentir à son jumeau, sous la forme d’une véritable partition, un partage égal du fief paternel, dont il conserve cependant l’investiture. Si, à notre connaissance, de telles dispositions ne figurent explicitement dans aucun texte de l’époque, il nous semble qu’elles peuvent être directement observées dans plusieurs cas en Bretagne aux XIe-XIIe siècles.

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Le cas le plus tardif est celui de la lignée vicomtale de Léon dont la puissance,  dans le dernier tiers du XIIe siècle, s’appuyait sur un semis de châteaux que les Plantagenêts ont entrepris à cette époque de contrôler ou de détruire. La destruction n’est avérée que pour une seule de ces forteresses, dont le nom n’est malheureusement pas connu[16]. Morlaix, pour sa part, a changé de mains à plusieurs reprises, avant d’être retenu définitivement par le roi Henri II et son fils le duc Geoffroy[17] ; mais, comme le montre l’enquête royale diligentée en 1235[18],  les terres trégoroises de la châtellenie, du moins celles du littoral, ne sont apparemment entrées dans le domaine ducal que postérieurement à cette date puisque le vicomte réclamait encore contre leur spoliation[19]. A l’occasion de ces révoltes incessantes contre les Plantagenêts, qui couvrent plus d’une vingtaine d’années (1167-1187), les vicomtes des Léon ont été contraints à plusieurs reprises d’accepter les conditions imposées par ceux qui les avaient vaincus[20]. Ainsi, aux dires de Robert de Torigny, Guyomarc’h IV avait subi, vers 1179, une confiscation de sa terre, à l’exception de deux paroisses, tandis que son fils aîné, le futur Guyomarc’h V, se voyait attribuer onze paroisses et son fils cadet, Hervé, était retenu en otage auprès du duc Geoffroy[21]. Pour la plupart des historiens, le nouveau vicomte de Léon qui succéda à son père dès 1179 aurait été alors obligé d’accepter que la moitié de sa terre de Léon passât, à titre d’apanage, sous le contrôle de son frère, l’auteur de la lignée des Hervéides, dite des seigneurs de Léon. En fait, cette reconstitution appelle deux objections majeures qui n’ont pas encore reçu, semble-t-il, l’écho qu’elles méritent :

1°) Il est clair que, pour autant qu’on accepte la véracité de cette reconstitution, l’objectif qu’elle sous-tend aurait été pour le duc Geoffroy d’affaiblir son principal opposant ; or, une simple partition territoriale sans réelle division au sein des forces que cet opposant était à même de mobiliser ne permettait pas d’atteindre un tel objectif, ce que les Plantagenêts étaient parfaitement à même de comprendre. Les deux branches de la maison de Léon en effet sont restées unies dans leur opposition à Henri II, à Richard Cœur de Lion et à Jean-sans-Terre ; elles ont également affirmé leur unité dans le soutien apporté au jeune duc Arthur Ier  et à sa mère, la duchesse Constance et dans l’allégeance prêtée à Philippe Auguste contre Jean-sans-Terre. En 1241 encore, Hervé, seigneur de Léon, agit de concert avec le vicomte Hervé III, son arrière-petit-cousin, contre le duc Jean Ier.

2°) De même, il paraît étonnant que les Plantagenêts, qui ont cherché à convaincre leurs vassaux bretons de l’intérêt de l’indivisibilité des grands fiefs (« disposition essentielle » de l’Assise au comte Geoffroi, comme l’a rappelé en son temps le savant juriste Marcel Planiol), auraient eu à cœur, dans le même temps, de démembrer la vicomté de Léon, sans  pouvoir se targuer pour autant, comme on vient de le dire, de résultats probants en matière de pacification.

Nous pensons en conséquence que la partition du Léon, incompatible avec l’Assise, fut en fait obtenue par Guyomarc’h V et son frère Hervé de la duchesse Constance, après la mort du duc Geoffroy (1186) et sans doute même après celle du roi Henri II (1189), – soit dix ans après la disparition de Guyomarc’h IV –,  dans le cadre de la « composition » intervenue entre eux en échange du soutien apporté à la cause du jeune duc Arthur Ier. Malheureusement, les « lettres de composition » qui contenaient les termes de cet accord ont été détruites au cours du conflit avec Pierre de Dreux[22].

Disposons-nous d’une piste sur les raisons qui pourraient expliquer une telle partition territoriale ? Guillaume le Breton,  dans sa Philippide, évoque, s’agissant de Guyomarc'h et Hervé, les « lions jumeaux », dont il fait vanter la bravoure par Richard Cœur de Lion lui-même[23]. Le qualificatif employé (geminus) signifie incontestablement « jumeau » : même si cette acception n'est pas exclusive, il s’agit du sens premier du terme. En conséquence, cette allusion de nature poétique, parfois rejetée comme telle[24], pourrait bien constituer la confirmation que Guyomarc'h et Hervé étaient effectivement jumeaux,  notamment quand on l’examine à la lumière des déclarations des témoins entendus en 1235 : l’insistance de ces derniers à souligner « que Hervé de Léon devait tenir [sa terre] de celui-ci [Guyomarc'h] comme d'un aîné » (quod Herveus de Leonia debet tenere de ipso tamquam de primogenito)[25], ou encore « que Hervé de Léon devait tenir [sa terre] de celui-ci [Guyomarc'h] comme un juveigneur de son aîné » (quod Herveus de Leonia debet tenere de isto sicut junior a primogenito)[26] est en effet à mettre en relation avec le fait que la gémellité de Guyomarc’h et Hervé n’avait pas remis en cause la situation féodale du Léon et qu’au-delà du partage de la vicomté, il n'en demeurait pas moins que la primogéniture de Guyomarc’h le désignait pour le service du fief vicomtal ; d’ailleurs, aucun des Herveides n’a jamais revendiqué le titre de vicomte. En outre, cette partition entre les territoires respectivement contrôlés par la branche aînée et par la branche cadette a occasionné à l’époque une véritable bipolarisation de l’espace léonard autour de deux « capitales jumelles », respectivement Lesneven et Landerneau.

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Le partage de la vicomté de Porhoët entre les deux frères Geoffroy et Alain est un fait dont témoigne un acte daté 1118[27]. La situation présente quelques similarités avec celle, plus tardive, de la vicomté de Léon, dont nous venons de parler[28] ; mais elle ne lui est pas semblable, ni égale[29].

Tout d’abord, le partage en question est intervenu bien antérieurement à l’élaboration de la doctrine qui est à l’œuvre dans l’Assise au comte Geoffroy. Ensuite, Geoffroy et Alain ont porté l’un et l’autre le titre de vicomte, tout à la fois complémentairement[30], concomitamment[31] et même, s’agissant de la revendication territoriale sur le Porhoët, concurremment[32]. Enfin, Geoffroy et Alain, s’ils étaient peut-être jumeaux, n’étaient assurément pas les aînés de leur fratrie, car on voit que Joscelin, mort en 1114[33], avait le premier succédé à leur père Eudon à la tête de la vicomté dès 1105 et peut-être même « depuis un certain temps »[34] ; de plus, il convient d’intercaler après Joscelin un autre frère nommé Guihenoc[35], probablement mort avant ce dernier puisqu’il n’a apparemment pas exercé lui-même le pouvoir vicomtal, tandis que Bernard, qui portait le surnom « L’Enfant » (Bernardus Infans) dans un acte daté vers 1114[36] et encore en 1118[37], était à l’évidence le plus jeune d’entre eux[38].

En apportant un léger correctif à la chronologie des actes indiquée par L. Rosenzweig, on peut reconstituer ainsi la succession des événements qui nous intéressent :
- A la mort d’Eudon, vers 1100-1105, son fils aîné Joscelin hérite le fief vicomtal de Porhoët.
- En 1105, à l’instigation probable de l’abbé Guillaume, Joscelin fonde une cella à « Château-Joscelin », en faveur de saint Martin et des moines de Marmoutier ; en 1108, cette fondation est renforcée par la donation à  l’abbaye de la quatrième partie de l’église Notre-Dame du château. En récompense, comme cela avait été semble-t-il prévu dès l’origine, l’abbé Guillaume procède personnellement en 1110 à la translation de plusieurs reliques insignes depuis Marmoutier jusqu’à sa dépendance bretonne.   
- Après la mort de Joscelin, s’élève un différend entre le nouveau vicomte, Geoffroy, soutenu par ses frères, Alain et Bernard l’Enfant, et les moines de Marmoutier, au sujet de la validité de la donation faite à ces derniers par le défunt de tous ses meubles en or et en argent et de ses espèces.  Geoffroy et ses frères acceptent finalement un compromis qui reste largement à l’avantage des moines. L’acte, qui n’est pas daté, ne saurait être, comme on l’a dit[39], de beaucoup postérieur à la disparition de Joscelin en 1114 : le titre vicomtal est attribué au seul Geoffroy et le texte ne donne aucune indication sur un éventuel partage avec Alain.
- En 1118, Geoffroy tombe malade, assez gravement pour être extrémisé par l’évêque d’Alet. Sont à nouveau présents à ses côtés ses frères Alain, – cette fois explicitement qualifié à deux reprises « vicomte » –, et Bernard l’Enfant[40] ; il n’est pas question en revanche d’une épouse, ou d’un enfant[41]. Malgré la tournure des événements, l’acte ne fait aucune allusion à des dispositions de nature successorale et ne permet pas là encore de se prononcer sur le partage de la vicomté, en dépit du titre vicomtal attribué à Alain : le texte se contente de rapporter ce qui devait sans doute apparaître aux témoins de la scène comme l’ultime donation d’un mourant à sa chère fondation. Geoffroy guérit, la donation ne fut évidemment pas remise en cause et Alain continua de se qualifier « vicomte » et même « vicomte de Porhoët », le nom de Rohan n’apparaissant pas dans sa titulature malgré qu’il eût fondé en ce lieu, à proximité de son château, un petit établissement monastique dépendant de la cella de Josselin et, comme elle, placé sous l’invocation de saint Martin.

Cette revue des faits, sans l’écarter péremptoirement, ne laisse guère de place à l’hypothèse que Geoffroy et Alain aient été des jumeaux : ainsi, par exemple, plutôt que de leur gémellitude, leur commun intérêt pour le culte de saint Martin, tel qu’il était partagé à cette époque en Bretagne par des grands féodaux comme les vicomtes de Léon, eux aussi imprégnés d’hagiodulie tourangelle[42], découle sans doute pour une large part de l’ « opération de propagande » menée en Bretagne par Marmoutier, dont témoigne le réseau de prieurés établis localement à cette époque[43] et dont les agents ont été les abbés qui se succédèrent à la tête du grand monastère ligérien[44] ; agents dont l’action s’est révélée d’autant plus efficace qu’ils avaient su associer au culte du grand saint des Gaules, celui de Corentin, l’une des figures emblématiques du panthéon hagiographique breton[45].

Si la documentation nous permettait de mieux cerner l’épisode de la maladie de Geoffroy en 1118, si l’on pouvait être certain qu’il n’avait pas encore à cette date fondé une famille et qu’il se trouvait donc sans autre héritier que ses frères, alors il ne serait peut-être pas impossible d’imaginer qu’au moment de se faire moine et d’abandonner, avec la vie, ses responsabilités terrestres, il avait choisi de reconnaître à Alain le titre vicomtal, qu’il pensait ne devoir partager avec lui que si peu de temps.

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Nous n’en avons pas fini avec les hypothèses[46] s’agissant du troisième cas qui, dans l’attente d’un traitement plus développé dans un futur très proche, ne fera l’objet ici que d’une brève évocation ; mais il s’agit cette fois de conjectures bien plus ambitieuses, dont l’acceptation ou la réfutation entraînent des conclusions d’importance, car elles touchent à la dynastie comtale de Rennes, ducs de Bretagne, et à sa branche cadette des Eudonides, issue du frère du duc Alain III, Eudon, au début du XIe siècle.

Les connaissances sur les Eudonides ont été récemment renouvelées par l’étude de Stéphane Morin[47] qui, dans la foulée de ses aînés, en particulier son maître H. Guillotel, s’est efforcé de dissiper les brumes d’une historiographie romantique et dépassée, dont les derniers développements furent mis au point en son temps par La Borderie et qui, malheureusement « hante encore l'inconscient des meilleurs chercheurs »[48]. Contrairement à ce qu’affirme cette « légende noire », tout le temps où Alain avait régné et durant la minorité de son fils Conan, Eudon se serait comporté en véritable partenaire de son frère, puis de son neveu : d'abord, au travers d'un exercice partagé du pouvoir en Bretagne, sorte de prolongement de la situation du Xe  siècle où le duché était contrôlé conjointement par les comtes de Blois et d'Anjou ; puis, après son implantation territoriale, en se montrant le plus ferme soutien du duc, du moins jusqu’à la crise politique des années 1047-1057 avec Conan.

Pour autant, si les actes de la pratique témoignent en effet de la proximité entre Alain et son frère, leurs relations étaient-elles aussi iréniques que le décrit  le nouveau courant historiographique ? Cette proximité se traduisait, comme on l’a dit, par « une sorte d’exercice indivis du pouvoir »[49] : la Bretagne, pendant la minorité des deux princes, se trouvait-elle dans une configuration politique qui devait permettre à la dynastie ducale de garantir une situation d’équilibre intradynastique, sorte de reflet de celle, interdynastique, du Xe siècle? N'apparait-il pas qu'Alain aussi bien qu'Eudon ont, après leur accession aux affaires, cherché l’un et l’autre avant tout à sortir de cette situation, le second renonçant volontairement à cette « indivision », en contrepartie de la véritable « principauté » que lui concéda alors son aîné ? Quant à ce dernier, n’est-il pas manifeste qu’il a saisi cette occasion pour renforcer sa titulature et ainsi « marquer plus nettement la primauté du duc sur le comte »[50] ? En fait, le caractère particulier du « couple » formé par Alain et Eudon ne serait-il pas plutôt la conséquence d'un élément factuel, comme pouvait l'être leur gémellité, dont paraît témoigner, – plus sûrement encore que l’hagio-historiographe de Rhuys qui, pour sa part, évoque l’arrivée concomitante à l’âge adulte des fils de la duchesse Havoise[51] (filii ejus Alanus et Eudo, jam adulti)[52], qu’il désigne ensemble comme les « princes de Bretagne » (principibus Britanniae)[53] –, la titulature de « monarques des Bretons » (Alanus et Egio, Britannorum monarchi), qui désigne conjointement les deux frères dans un acte des années 1013-1022 en faveur de l’abbaye Saint-Florent de Saumur[54] ?

Si cette hypothèse était reçue, elle devrait être  à l’origine d’un renouvellement du point de vue sur la nature même de l’ensemble territorial dévolu à Eudon : moins division de fief que partition de « royaume », cette « principauté » ne peut être réduite en effet ni à son incontestable dimension littorale, ni aux « comtés » qui la forment et qui, en fait, procèdent largement d’elle et sans doute moins encore aux diocèses de Saint-Brieuc et Tréguier, dont les territoires recouvrent le sien, mais dont il n’est nullement certain que leurs érections respectives aient été antérieures à sa propre création.

André-Yves Bourgès



[1] P.-L. Boyer, « Primogéniture et gémellité. Le droit d'aînesse dans son ordre naturel », Revue historique de droit français et étranger, t. 89, n° 4 (octobre-décembre 2011), p. 519 : « Or, dans le cas de la gémellité, aînesse et primogéniture sont intrinsèquement liés car la naissance, et donc la primogéniture, règle le droit, et donc l’aînesse ».
[2] Hector Gutierrez et Jacques Houdaille, « Les accouchements multiples dans la France ancienne », Population, 38ᵉ année (1983), n°3, p. 479-490 ; Gilles Pison et Nadège Couvert, « La fréquence des accouchements gémellaires en France. La triple influence de la biologie, de la médecine et des comportements familiaux », Population, 59e année (2004), n° 6 p. 877-907.
[3] « En effet, le prologue du For général de Béarn, donnait un récit expliquant qu'à « l'origine », les Béarnais ne possédaient pas de seigneurs et étaient simplement régis par les fors ; ils auraient un jour décidé de se donner un seigneur, celui-ci devant respecter les fors. Après deux désignations malheureuses qui se terminèrent dans le sang, les Béarnais auraient choisi, en Catalogne entre deux nourrissons jumeaux celui qui avait les mains ouvertes, signe d'une future libéralité ». En fait, « si les Béarnais avaient éprouvé le besoin d'affirmer en tête de leur fors qu'ils avaient choisi leur seigneur, c'était pour masquer qu'à un moment donné (en 1171 pour être précis) la vicomtesse Marie avait été contrainte par le roi d'Aragon d'épouser l'un de ses fidèles vassaux, Guillaume de Moncade, dont le fils Gaston (Gaston VI dit le Bon (1173-1214)) peut être assimilé à « l'enfant aux mains ouvertes ». Marie s'étant retirée dans un couvent dès 1173, c'est lui qui gouverna dès cette date sous la tutelle d'un ricohombre d'Aragon imposé par Alphonse II, Pelegrin de Castellarzuelo. Le récit des fors présentait une version édulcorée de cette histoire pour cacher la situation d'un Béarn qui était passé dans la vassalité du royaume d'Aragon suite à la Reconquista » : Thierry Issartel, BENEHARNVM. Les historiens et les origines du Béarn (du XVIe au XXe siècle), 2000, en ligne http://manuscrits.pagesperso-orange.fr/fichiers/hst002_47.pdf (consulté le 13 avril 2017).
[4] Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale : typologie, imaginaire, questionnements », M. Aurell (éd.), La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 20 : « En 1082, Raimond Bérenger II, qui gouvernait en indivision avec son jumeau Bérenger Raimond II le comté de Barcelone, est assassiné ; les soupçons se portent sur ce dernier » :
[5] Ibidem, p. 14.
[6] David Crouch, The Beaumont Twins. The Roots and Branches of Power in the Twelfth Century, Cambridge, 1986.
[7] Ibidem, p. 8.
[8] Ibid., p. 9.
[9] Ibid., p. 9-10.
[10] J.C. Holt « Politics and Property in Early Medieval England », Past & Present, n° 57 (November 1972), p. 3-52. Réédité à plusieurs reprises, notamment dans le recueil intitulé Colonial England, 1066-1215, London-Rio Grande, 1997, p. 113-159 : c’est à cette édition qu’il est fait référence.
[11] Edmund King, « Politics and Property in Early Medieval England. The Tenurial Crisis of the Early Twelfth Century », Past & Present, n° 65 (November 1974), p. 110-117 ; Stephen D. White, « Succession to Fiefs in Early Medieval England », Ibidem, p. 118-127.
[12] David Bates, « Introduction. La Normandie et l’Angleterre de 900 à 1204 », Pierre Bouet et Véronique Gazeau (éd.), La Normandie et l'Angleterre au Moyen Âge - Colloque de Cerisy-la-Salle, 4-7 octobre 2001, Caen, 2003, p. 12.
[13] J.C. Holt « Politics and Property in Early Medieval England », p. 153, qui révoque immédiatement cette hypothèse en doute : « The possibility that Robert and Henry were twins cannot be excluded, but it is likely that if this had been so it would have led to some comment, especially since Robert’s elder sons were twins ».
[14] Ibidem, p. 120, n. 49.
[15] Ibid.
[16] Léopold Delisle (éd.), Chronique de Robert de Torigny, abbé du Mont Saint-Michel, suivie de divers opuscules historiques…, t. 1, Rouen, 1872, p. 367 : Inde perrexit rex Henricus in Britanniam, et subdidit sibi omnes Britannos, etiam Leonenses ; nam Guihunmarus … datis obsidibus summisit se regi,  terrore exanimatus, cum videret castrum suum munitissimum combustum et captum, et alia nonnulla vel capta vel reddita. Albert Le Grand évoque à cette occasion « les chasteaux de S. Paul de Leon, Trebez sur la rivière de Morlaix, & de Lesneven » ; mais nous ignorons à quelles sources il a pu puiser cette information.
[17] W. Stubbs (ed.), Chronica Magistri Rogeri de Houedene, t. 2, London, 1869, p. 318 : Quo facto rex Angliæ profectus est in Britanniam, et obsidione cepit castellum de Muntrelais, quod Herveius de Liuns et Guiumar, frater ejus, occupaverant post mortem Gaufridi comitis Britanniæ.
[18]  Arthur de la Borderie,  Nouveau recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIIIe et XIVe siècles), Rennes, 1902, n° III, p. 9-17.
[19]  Ibidem, p. 16-17.
[20] On se reportera à ce sujet à la thèse de doctorat, malheureusement inédite, soutenue par Patrick Kernévez sous le titre Vicomtes et seigneurs de Léon du XIe au début du XVIe siècle, Brest, 2011 (exemplaire dactylographié), p. 146-161.
[21] L. Delisle (éd.), Chronique de Robert de Torigny…, t. 2,  Rouen, 1873, p. 81 : Gaufredus, filius regis Henrici, dux Britanniae, viriliter egit. Nam Guihomarum, vicecomitem Leonensem, quid nec Deum timebat, nec hominem verebatur, et filios ejus ita subegit, quod omnia castella eorum et terram in manu sua cepit, et duas tantummodo parrochias Guihummaro seniori permisit, usque ad proximum Natale Domini, quod erant Jerusalem ituri ipse et uxor sua, et forsitan non  redituri. Guihummaro juniori undecim parrochias de terra patris sui concessit, retento secum de familia sua Herveo, fratre ejus.
[22] Arthur de la Borderie,  Nouveau recueil d'actes inédits…, p. 15.
[23] Henri-François Delaborde (éd.), Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. 2, Paris, 1885, Philippide de Guillaume Le Breton, livre III, v. 223-230, p. 74 : Quid Paganellos referam, geminosque leones / Britigenas fratres Herveum cum Guidomarcho, / Quorum presidio generosa Lionia pollet ? A noter que les Paynel, dont la gémellité est probable sont signalés en même temps que les supposés jumeaux de Léon.
[24] Patrick Kernévez et André-Yves Bourgès, « Généalogie des vicomtes de Léon (XIe, XIIe et XIIIe siècles) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 136 (2007), p. 174, n. 127 (le commentaire qui figure dans la note en question est dû à P. Kernévez).
[25]  Arthur de la Borderie,  Nouveau recueil d'actes inédits…,  p 17.
[26]  Ibidem, p. 15.
[27] Louis Rosenzweig, Cartulaire général du Morbihan, t. 1, Vannes, 1895, p. 156-157. L’essentiel des sources diplomatiques permettant de traiter de la vicomté de Porhoët à l’époque de son partage est commodément accessible, mais de seconde main pour certaines d’entre elles, par la consultation de l’ouvrage en question. Plusieurs des actes ont été, sinon forgés, du moins considérablement adultérés par leurs bénéficiaires, en particulier l’abbaye de Redon : voir à ce sujet les remarques du regretté Hubert Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët (fin du Xe-milieu du XIIe siècle) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 72 (1995), p. 15-18.
[28] La vicomté de Porhoët correspondait, selon un phénomène mis en évidence à plusieurs autres reprises en Bretagne, à la territorialisation d’un ancien office vicomtal, depuis « patrimonialisé », exercé initialement dans le cadre général du comté, en l’occurrence celui de Rennes : H. Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët… », p. 5-15 ;   Bertrand Yeurc’h, A.-Y. Bourgès et P. Kernévez, « Comtes, vicomtes et lignages châtelains en Bretagne au Moyen Âge », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 138 (2010), p. 255-264.
[29] Apprécier la distance d’une situation à une autre dans le domaine des études historiques médiévales se révèle en bien des cas affaire de perception personnelle et l’historien ne peut prétendre n’avoir jamais été confronté à ce type de difficulté ; encore heureux si une telle confrontation n’intervient pas dans le cadre de « l’étrange Moyen Âge », où le conduisent parfois, sinon même l’égarent, ses recherches.
[30] L. Rosenzweig, Cartulaire général du Morbihan, p. 156-157.
[31] Ibidem, p. 160.
[32] Ibid., p. 154 (vers 1114, Gauffredus vicecomes de Porrehodio castro) ; Ibid., p. 165 (vers 1127-1128, Alanus vicecomes Porrohouetensis) ; Aurélien de Courson, Cartulaire de l’abbaye de Redon, Paris, 1863, p. 299 (1127, Gaufrido et Alano Porroitensibus proconsulibus) ; J. Hunter (ed), Magnum Rotulum Scaccarii, vel Magnum Rotulum Pipae de anno XXXI° regni Henrici Primi, London, 1833, p. 155 (1130, Gaufrido vicecomiti de Pourehoi).
[33] H. Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët… », p. 20.
[34] Ibidem, p. 19.
[35] L. Rosenzweig, Cartulaire général du Morbihan, p. 150.
[36] Ibidem, p. 154.
[37] Ibid., p. 157.
[38] Si infans, passé en surnom personnel, ne saurait en l’occurrence donner une indication valide sur l’âge de Bernard, ce dernier est qualifié de puer pour ce qui concerne l’époque, vers 1114, à laquelle été mis fin à la contestation de la donation de Joscelin de ses meubles aux moines de Marmoutier (L. Rosenzweig, Cartulaire général du Morbihan, p. 154) : on peut donc en conséquence supposer que sa naissance (d’un second mariage d’Eudon ? posthume ?) était intervenue vers 1100-1105.
[39] Voir note précédente.
[40] Bernard figure une nouvelle fois en qualité de témoin dans un acte passé par son frère le vicomte Geoffroy en 1132 (Dom H. Morice, Mémoires pour servir de Preuves à l’histoire de Bretagne,  t. 1, Paris, 1742, col. 566) ; puis nous perdons sa trace.
[41] H. Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët… », p. 19, pour qui ce silence doit refléter la situation familiale de Geoffroy, encore célibataire à cette date.
[42] Bernard Tanguy, Saint Hervé. Vie et culte, s.l. [Tréflévenez], 1990, p. 25.
[43] Daniel Pichot, « Les prieurés bretons de Marmoutier (XIe-XIIe siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 119 (2012), n°3, p. 153-174.
[44] C’est notamment le cas de Guillaume, originaire de Combourg, qui fut abbé de 1104 à 1125.
[45] On voit que le fonctionnement de ce tandem de saints avait acquis son rythme de croisière à l’époque de la composition du premier état de la Chanson d’Aiquin et de la rédaction de la vita de Corentin, sans doute par l’évêque Rainaud, vers 1230-1235 : A.-Y. Bourgès, « La Chanson d'Aiquin et saint Corentin », Hagio-historiographie médiévale, 2009, en ligne : http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2009/05/la-chanson-daiquin-et-saint-corentin.html (consulté le 13 avril 2017).
[46] « L'hypothèse ! l'arme des forts, l'illumination qui devance les tâtonnements des lentes recherches, l'élan hardi de la pensée, qui franchit les ornières ou les abîmes, blâmée de ceux-là seuls que l'inspiration n'a jamais soulevés » : Paul Peeters, Recherches d'histoire et de philologie orientales, Bruxelles, 1951, p. 56.
[47] S. Morin, Trégor, Goëlo, Penthièvre. Le pouvoir des Comtes de Bretagne du XIe au XIIIe  siècle, Rennes, 2010.
[48] Ibidem, p. 53.
[49] Ibid., p. 44.
[50] Ibid., p. 45.
[51] Une stupide distraction nous a fait écrire dans la première version de cette notule que la mère d'Alain et d'Eudon était Ermengarde d’Anjou, alors qu'il s'agissait de leur grand-mère.
[52] Ferdinand Lot (éd.), « Gildae vita et translatio », Mélanges d’histoire bretonne (VIe-XIe  siècle), Paris, Honoré Champion, 1907, p. 465.
[53] Ibidem, p. 466.
[54] H. Guillotel, Actes des ducs de Bretagne (944-1148), Rennes, 2014, p. 181. Cette titulature est à rapprocher du passage où l’hagio-historiographe de Rhuys (op. cit., p. 462) évoque le père d’Alain et d’Eudon, Geoffroy, qui totius Britanniae monarchiam tenuit.

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